Le Grand Large...

Il y a toujours 4 horizons dans le monde sans quoi il ne tournerait pas rond, mais personne n’a jamais le regard, le pied ou le cœur assez grands pour les embrasser tous ensemble.. On est toujours d’une part du monde, d’un côté du ciel. J’ai toujours habité celui de l’Ouest, par naissance, par histoire, par choix.

C’est, sans doute, qu’ici on est en déjà en face. Pays de bout, pays de bordure, pays d’attente et de bascule. Chaque soir le soleil qui se couche dans l’océan s’enfonce dans l’Autre monde et il suffirait d’un rien, qu’il n’entraîne avec lui tout cet enchevêtrement de collines, de vallées, de bois et de ruisseaux, toute cette terre mêlée de landes, d’ajoncs, de genêts, de chênes et de pommiers, et qu’il ne reste que l’immensité du ciel comme un désir sans fin. Le soleil est une porte, un entonnoir, un siphon, un œil ou le trou fait par une balle entre les yeux d’un soldat. Par là toute réalité, toute certitude, toute terre peut s’en aller dans un vertige d’infini.


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Par là, glissent les noyés pensifs, les barques noires des morts, les vaisseaux fantômes et les sorcières des îles qui s’en vont au sabbat.

Chaque soir le monde s’absente, chaque soir le pays entier est au risque de se perdre à jamais, et ce n’est pas l’immensité des terres dans son dos qui pourrait le retenir. Bien au contraire, ça pousse. Un continent entier tend son museau toujours plus avant pour renifler le soleil dans son terrier du soir. Il est des heures fragiles où les amarres peuvent se rompre, et les gens de ce pays le savent bien ; alors sur les bancs de bois, face à l’océan, les vieux viennent s’asseoir en silence, alors les aventuriers immobiles, les rêveurs du dedans, les voyageurs de l’envers, les marcheurs infatigables de l’absence, viennent se poser le coude sur le comptoir en zinc du Bistrot du Grand Large. Ils sont comme des tournesols hallucinés, et leurs yeux avalés par la lumière mâchent lentement l’horizon. On pourrait les croire déjà partis ailleurs, mais ils ne sont que présence, ils veillent. En dedans. Sans demander ni louange, ni attention, ni égard. Sans rien demander d’autre que l’immense bonheur de la lumière, que le galop des anges à l’horizon de la mer, que la fureur incendiée du ciel, que le souffle de l’océan dans les brancards du monde. C’est à peine s’ils daignent parler, mais ils savent bien ce qu’ils font et ça leur suffit ! S’il n’y a plus personne pour porter le ciel dans son regard, les oiseaux finiront par tomber, s’il n’y a plus personne pour parler aux arbres, les arbres finiront par s’enfoncer dans la terre, s’il n’y a plus personne pour écouter le vent dans les murets de pierres sèches, elles retourneront à la mer d’où elles viennent.

Tant qu’il y aura encore des veilleurs pour marcher la lande, droit dans le vent, la tête enluminée de nuages et le coeur enlacé au ciel, il n’y aura pas de souci à se faire, mais ce temps ne les aime pas beaucoup, il cherche à les pousser hors du jeu, sans doute parce qu’il ne sait plus très bien à quoi servent tous ces rêveurs ou parce qu’il le sait trop bien : Ils sont dangereux car on ne sait jamais où ils sont. Toujours perdus dans leur tête, ils fricotent avec les dieux anciens, païens et paillards, ils parlent avec les puissances de la nuit, ils gardent ce monde unique et vivant.

Mais eux, ils ont bien trop à faire pour se soucier de ce que ce Temps pense d’eux, car le pays est en danger de ciel. Il est si léger qu’il pourrait bien s’envoler au premier coup de vent comme une chemise qui bat sur un fil à linge. Le ciel est là partout, autour, au-dessus et même au-dedans, emplissant l’horizon d’un bord à l’autre comme le café dans les bols à liseré doré de Marie Tallec, la patronne du Bistrot du Grand Large.
Le ciel est une mémoire plus archaïque, traversée encore de formes non accomplies, un creuset où s'élaborent des architectures futures, des vies possibles, des rêveries insomniaques, des délires fiévreux, des douceurs d’enfance. Le même n’existe pas ici, ni la durée, ni l’éternité ; tout bouge, tout change, tout se forme, se déforme, se transforme et file vers ailleurs. Le ciel est labour de nuages, corps à corps d’ombre et de lumière, douleur d’âme. C’est une houle dans un cerveau en transe. On ne peut vivre ici que dans la verticale de l’instant et l’extase de l’éphémère. La vie est ce qui passe et la mort, dit la patronne du Bistrot du grand Large, est seulement le milieu d’une longue vie.

Autant dire que le vent de mer, gardien des troupeaux cornus des nuages, a de quoi hululer joyeusement au ras des landes ! Alors, pour éviter qu’il n’emporte tout avec lui, on a mis des pierres partout, comme des galets sur une nappe étalée sur le sable pour les pique-nique de l’été : murets de pierres qui courent le long des falaises, dolmens et menhirs assoupis dans leur rumination silencieuse, croix écartelées où sèchent le Christ de douleur et les mauvais larrons, calvaires aériens où la Vierge de miséricorde apaise l’enfant, saints barbus de lichens, chapelles envoûtées aux bas plafonds de bois bleu, comme des barques inverses en attente de navigations incertaines.

Tout est bon pour tenir le pays en laisse, et au cas où ça ne suffirait pas, on a mis partout des cafés : “A la Descente de la Soif”, Au retour de la Pèche”, “Aux Bons Amis”, Aux Embruns”, “Chez Gisèle”, “Aux trois pierres”. Les enseignes des cafés disent la vie des hommes, le champ clos que l’on traverse entre la naissance et la mort. Il en faut quatre à chaque carrefour de routes, car les lieux sont venteux, sept sur la place du bourg, car les vivants doivent garder l’œil sur les morts qui se pressent en rangs serrés autour de l’église -- On finira bien, un jour, par passer d’un état à l’autre, la verticale n’est jamais qu’une horizontale redressée -- Quant au bord de mer, il peut y avoir autant de cafés que l’on veut, car il n’y a plus que le large et la face offerte de Dieu...ou du Diable.

Le café-épicerie est un creux où la vie se niche doucement, ce n’est que silence et immobilité, c’est le lieu du même sans cesse répété. Les mêmes mots roulés sur les lèvres, le même coude sur le comptoir, la même odeur de café “bouillu...”. Il n’y a pas de place pour le temps ici, hier et demain n’existent pas, il n’y a que l’éternelle évidence des choses, rangées sur les étagères : boîtes de pâté Hénaff, sardines à l’huile la Quiberonnaise, gauloises, paquets de bougies, papier tue-mouche, épingles à linge, chaussons, sabots et le casier en plastique rouge garni des 12 bouteilles au col étoilé, remplies de vins de différents pays de la communauté européenne ; il ne peut y en avoir plus, c’est l’ordre du monde. Sur le mur, le Christ en croix s’écaille doucement -- les dieux aussi naissent, grandissent et meurent -- et à côté, sur le calendrier, la princesse des camionneurs en débardeur rose lui sourit. Dehors le vent siffle dans la lande, et la mer rage sa fureur blanche à l’horizon ; la vie est un creux où se nicher.

Voilà ! Vous savez tout, ou presque, des horizons que j’arpente, du matin au soir et du soir au matin, et s’il m’arrive plus souvent qu'à mon tour de raconter des histoires - la même histoire, peut être, encore et toujours - c’est que les mots ne sont jamais assez larges pour dire la beauté du monde, jamais assez hauts pour contenir la verticale de l’homme, jamais assez fous pour enlacer l’infini des possibles et changer la vie.

Article d'Alain Le goff paru à l'occasion des 10 ans des Editions Terre de Brume